31 mai 2021

Extraits. Mal de mère

Hier, c’était la fête des mères, et je suis tombé sur un manuscrit que j’avais rédigé en février 2012 (je ne connaissais pas encore mon ami Pierre La Paix Ndamè). Il s’agit de la mélancolie des gens qui n’ont pas réellement connu leur maman…
Extraits.

le manque d'une mère
418- Vivre loin de sa maman est quelque chose de très difficile. Source : Pinterest /CC-BY

« Les gens, ils pensent tout savoir de vous, quand vous leur dites que vous êtes claustrophobe, quand vous leur dites que vous avez peur du noir, quand vous leur dites que vous êtes agoraphobe, quand vous leur faites savoir que vous avez peur de vieillir, quand vous leur faites entendre que vous ne souhaitez pas avoir d’enfant dans votre vie, quand vous leur faites comprendre que vous ne vous sentez pas bien dans votre existence, etc. Les gens, ils pensent tout savoir de vous et de votre personnalité, quand vous leur dites que la vie, elle n’est pas injuste pour tout le monde mais surtout qu’elle n’est pas juste, parce qu’il y a bien des gens qui sont capables de naviguer sur une petite pirogue avec les yeux en l’air et les bras en croix, parce qu’ils n’ont pas le mal de mer, alors que moi, ça va bientôt faire dix ans que je n’ai pas revu ma maman et pourtant, je n’ai toujours pas réussi à m’y faire.

C’était pourtant facile à comprendre. Elle était partie parce qu’elle avait estimé que j’étais déjà devenue grande, en tous cas, c’est ce qu’elle avait raconté à tous mes grands oncles qui sont pourtant très nombreux dans la famille. Elle était partie parce que je venais d’avoir dix-huit ans, et donc la seule raison qui la reliait à mon paternel était qu’il fallait absolument qu’elle reste avec lui pour me faire grandir sereinement, malgré les circonvolutions qui avaient déjà cours dans son esprit. Cette seule raison-là, elle n’avait plus tellement de valeur, puisque je venais d’avoir dix-huit ans, et donc un beau matin, nous nous étions réveillés comme tous les matins, mon père et moi, tel père telle fille, et puis comme ça faisait déjà cinq ans que le bon monsieur ne dormait plus dans la même chambre que ma mère, nous étions allés la regarder parce que jusqu’à une certaine heure, elle ne s’était toujours pas réveillée…

Bizarre, pourtant, ma génitrice c’était une lève-très-tôt, c’était bien connu. Et puis papa empoigna la porte, il ouvrit la chambre. Nous regardâmes et nous ne vîmes rien, même pas une ombre, nous n’aperçûmes même pas l’ombre de l’ombre de ma maternelle, et pourtant, elle n’avait rien bougé, tout était là, ses maquillages, ses vêtements, ses draps, ses ustensiles de couture, nous ne vîmes même pas l’ombre d’une lettre sur la table, comme dans les romans à l’eau de rose ou les films à gros budget où il faut absolument que le personnage qui se suicide ou qui prend la fugue s’explique, qu’il fasse des commentaires, qu’il analyse les raisons de son geste, qu’il justifie très lucidement pourquoi il a perdu la lucidité. Nous ne vîmes pas l’ombre d’une lettre, donc.

Mon paternel resta calme puisqu’il me demanda d’aller lui ramener ses médicaments de mal de tête, parce qu’il attrapa subitement un accès de migraine, c’est ce qu’il me dit, et moi je courus lui rapporter ses médicaments de mal de tête parce que mon papa ne dérange pas, c’est un type bien, les gens ne le comprennent pas seulement, pourtant moi je le comprends bien, et même si je venais d’avoir dix-huit ans, j’étais déjà assez mature pour m’interroger sur les tribulations de notre petit trio familial, pour savoir que maman n’était pas absente parce qu’elle était partie nous acheter des arachides, non, je n’étais pas dupe, je comprenais que si elle disparaissait comme ça, sans avertir et sans laisser de lettre comme on en laisse souvent dans les romans à l’eau de rose et dans les films à gros budget, je comprenais que si elle était partie de cette façon, c’était certainement pour ne plus jamais revenir.

J’ai effectué mon propre accouchement depuis, même si j’ai toujours eu beaucoup d’appréhension quant aux douleurs physiques qu’une femme peut ressentir pendant la parturition. Quand j’étais plus jeune, c’était la première raison de ma frustration, d’appartenir à notre drôlette d’espèce humaine. Je me demandais pourquoi les garçons, eux, n’endurent pas le supplice sisyphéen de devoir mettre bas, pourquoi est-ce que pendant neuf mois, la femme doit se coltiner les nausées, les mortifications abdominales, tandis que le bonhomme qui en est responsable, lui, il trainaille sa carcasse mortuaire dans les vieux bars, dans les chambrettes d’auberge avec les bordels, dans les terrains de sport si c’est un sportif, sur les pistes de danse si c’est un danseur. Bref, je me demandais, c’est quoi cette partie de poker que la femme a perdu dès la Genèse et qui la condamne à jouer ainsi la mortifère, même si c’est elle qui donne la vie, alors que les hommes, eux, ils restent les patrons malgré tout, même lorsqu’ils fuient leurs responsabilités, même lorsqu’ils déclarent absents après avoir déposé leur semence, ils ne te répondent plus quand tu les appelles, ils ne sont plus là, ils ont disparu, ils n’ont jamais été là, et puis après ils ressurgissent, deux ou trois ans plus tard, ils redeviennent les pères de leurs enfants, ils appellent ta fillette par son petit nom, Lucinda, Belinda, Cassandra, le genre de prénom qu’on retrouve tout le temps dans les télénovelas que nos femmes d’ici suivent comme si c’était une religion du bonheur, bref les géniteurs reparaissent et ils redeviennent sympas après t’avoir laissée trimer pendant une vingtaine de longs mois toute seule.

Voilà. Ils te demandent d’oublier le passé, « le passé c’est le passé ». Puis, tu te souviens de ce que je te disais avant, quand nous étions encore tout naïfs et tout innocents, et qu’on allait faire la chose-là dans le noir derrière les papayers. Tu te souviens que je te disais que je t’aime, tu te souviens que tu étais ma Juliette, tu te souviens que je ne pouvais pas vivre sans toi, je ne pouvais pas respirer sans te voir, tu te souviens de tout ça, alors s’il te plaît arrête ton manège, l’important n’est pas que je sois parti, mais bien que je sois revenu, chérie, c’est ça qui compte, et puis toi, la mère, tu commences à penser qu’il a peut-être raison, la vie est dure mais c’est la vie, et puis s’il est revenu, ça veut peut-être dire qu’il est vraiment amoureux, ça a également dû être difficile de son côté, d’ailleurs c’est certain. Puis tu sais ce qu’on dit, que même le bon Dieu doit probablement être une femme, parce qu’il n’y a qu’une femme qui peut tout pardonner à un connard, à un salopard, à un imbécile, à un bon à rien, elle sait qu’il est tout cela à la fois mais elle l’aime quand même, elle lui pardonne tout, et puis aussi il ne faut pas oublier que quels que soient les antécédents entre le père et la mère, l’enfant, lui, il n’a rien demandé.

Alors, tu pardonnes au père géniteur de ton rejeton parce qu’il lui faudra quand même un parent mâle dans la vie pour s’épanouir, c’est bien connu, parce que pour être équilibré, il faut un père qui gronde et une maman qui calme, c’est ce qu’on croit. Alors, deux ans plus tard, je me suis quand même remise avec mon premier amour, parce qu’il faut bien quelqu’un qui va souvent ordonner à ma fille d’aller se coucher alors qu’elle n’a pas envie de dormir, parce qu’il y a un certain dessin animé qui va passer très tard à la télévision.

Mon père était tombé malade après sa migraine, et moi qui ne l’avais jamais aperçu alité, encore moins dans un hôpital, j’avais dû prendre du temps pour m’y faire. En fin de compte, je gérais bien la situation, je l’assistais la nuit, je lui donnais à boire et à manger, et puis je l’amenais à faire la conversation avec les autres patients parce qu’il était devenu taciturne, patibulaire, il était devenu encore moins sympa, même si avec moi si. Et donc, je l’obligeais à dire bonjour aux autres malades le matin, et bonsoir la nuit avant de dormir. Il l’apprit à faire de bon cœur, même si ses meilleurs bonjours étaient destinés à moi, parce que quand nous nous réveillions à l’hôpital, il me regardait d’un air tendre, il ne remuait pas les lèvres, mais je savais qu’il me faisait plein de salutations, des remerciements, des « merci beaucoup, ma fille », des « je t’adore énormément », et même des questionnements, du genre « si tu sais où est ta mère, est-ce que tu pourras me le dire ? ».

Je le sentais, mais je ne répondais pas, sinon par les mêmes regards qui lui exhortaient de se calmer, de rester tranquille, des regards de la même tendresse que les siens et surtout du même amour, qui lui répondaient tacitement que je ne savais pas où était partie ma maman, que cette dernière avait réagi pareil avec nous deux, comme si on ne comptait pas, qu’elle n’avait même pas daigné faire confiance à l’un de nous, pour qu’il avise l’autre en cas de pépin, même si je m’imagine que ça n’a pas de sens de s’enfuir si c’est pour dire là où on s’en va, parce que papa ne me l’a pas dit mais s’il le savait, où elle était partie, s’il le savait, il serait allé au bout du bout du monde pour la ramener chez lui, pour la chercher, parce qu’il l’aimait plus que tout au monde, même s’il ne l’a jamais avoué à personne, moi je le sais. Donc, j’ai amené mon paternel à devenir sympa avec les médecins, parce qu’au début, il ne voulait rien entendre. Quand on lui demandait de tendre le bras pour qu’on lui administre une injection de perfusion, il refusait, il faisait le mort, il faisait le paralysé, il regardait fixement l’infirmier ou l’infirmière, et celui-ci ou bien celle-ci prenait peur, se demandait « c’est quoi ce genre de malade qui ne coopère pas alors que le monde entier veut simplement qu’il reste en vie ? ».

L’infirmier lui prenait fermement l’avant-bras, et puis il lui piquait sa seringue dans les veines, laissant le regard de mon paternel torve, morne, parfois absent, souvent menaçant, même si derrière cette animosité apparente il y avait la paix, il y avait l’amour, il y avait l’existentialisme, comme quand tu te demandes ce que tu fais dans la vie et où est-ce que nous allons tous. Mince, parce qu’en fait, c’est cela l’amour. C’est être avec quelqu’un qui t’accompagne dans ce grand mystère, dans ce grand n’importe quoi, dans ce grand univers où on a tout trouvé, où on a inventé des sciences, des langues, des technologies, beaucoup de choses, mais où on n’a inventé que ce qu’on pouvait inventer, parce qu’on n’invente qu’avec ce qu’on trouve, on n’invente qu’avec ce qu’il y a, on fait avec les moyens du bord, quoi. Donc, j’imagine que mon papa n’était pas menaçant ni asocial, parce qu’il était viscéralement méchant, mais parce qu’il était amoureux. Si sa femme était partie, ça voulait dire que le monde n’avait plus aucun sens, tout se déstructurait, tout ce qu’il avait cru logique après sa naissance commençait à devenir illogique avant sa mort, voilà. Et d’ailleurs, il espérait que cette mort ne serait plus très lointaine, parce que tous les hommes espèrent devenir vieillards, ils veulent atteindre cent vingt ans comme les grand-mères sud-asiatiques qui ne se nourrissent que de plantes et de potages, alors que non, alors que la vie est plus belle quand elle est courte, et malheureusement, on commence à le savoir quand il est déjà trop tard.

On regrette les péchés qu’on n’a pas commis dans sa jeunesse, on se dit c’est dommage, finalement, de partir comme ça et de disparaître dans les mémoires, parce qu’on avait des amis dans l’enfance qui sont partis dans l’adolescence, ils sont morts, et puis d’autres aussi ont suivi, au moins comme ça ils n’ont pas eu à avoir des courbatures, des chagrins d’amour, parce que les chagrins d’amour que tu as dans ta vieillesse, c’est plus fort, c’est vraiment torride, c’est le genre qui te coupe les battements de cœur pour de bon, c’est le genre qui te tue, parce que là, tu aimes vraiment, tu sais comment on aime quelqu’un qu’on aime, et puis aussi tu sais qu’on ne doit jamais quitter une personne qu’on aime pour une autre personne qu’on aime, parce que ça revient au même, parce que ça t’amène à revivre les mêmes histoires plusieurs fois, à revivre les mêmes épisodes alors que les années avancent, alors que le temps, lui, il passe, alors que les rides elles, elles s’installent, et puis un jour tu écris le dernier mot du chapitre de ta vie sur terre alors que tu aurais tellement voulu que les choses soient différentes dans ton existence.

l'amour d'une mère
L’amour d’une mère n’a rien de semblable. Source: parlerdamour.fr /Image reprise sous autorisation

Quand ma fille aura seize ans, je vais commencer à penser comme ma mère, je veux dire, je vais commencer à penser comme ma mère avait pensé quand elle habitait encore avec mon père, quand elle l’aimait encore, je crois. Parce que je me demande même si elle l’a jamais aimé un jour, parce que ça ne se fait pas d’abandonner un type comme ça sans prévenir, sous prétexte qu’il n’y a pas de prétexte, surtout à son âge. Donc, quand ma petite fillette aura à partir de la quinzaine, je lui dirais certainement de s’approcher de moi, de me saisir la main, de faire les mêmes pas que moi dans les mêmes directions, je lui demanderais de me suivre de très près, quelles que soient les bifurcations que j’emprunterais, quels que soient les sentiers que je pisterais, parce que je me suis déjà fait une idée, et je sais que tôt ou tard dans ma vie et dans celle de ma fille, nous serons amenées à retourner dans notre forêt natale, là où mes grands oncles disent que résident tous nos ancêtres.

Faudra absolument que j’y retourne, que ma fille la découvre, parce que je pense que c’est là-bas que maman est partie depuis bientôt dix ans, j’en suis certaine. Elle me disait que sa mère, elle aussi, avait disparu un jour comme ça sans avertir, ma grand-mère, qu’elle était entrée dans la grande forêt de notre village pour chercher du bois un petit matin de septembre, et que quand les villageois qui boivent leur matango au carrefour s’étaient interrogés sur son absence, ils étaient entrés dans cette jungle géante et là ils n’avaient rien trouvé, personne, nada, rien de chez rien, même pas un cadavre qui trainaille, ils n’avaient rien trouvé d’autre que le kaba de la mère de ma mère, et donc conclu qu’elle était morte, que les esprits l’avaient certainement emportée, qu’ils avaient repris son âme, qu’elle était auprès de Dieu, ce genre de conneries. Donc je sais que c’est faux tout ça, je sais que ma maman est là quelque part, vivante, avec sa mère, moi avec ma fille, le jour où celle-ci aura seize ans ou dix-sept ans je vais l’emmener dans mon grand pèlerinage, dans ma Grande Quête, parce que même si c’est très difficile pour un homme de devoir vivre sans la femme qu’il aime, c’est encore plus difficile pour un fils, pour une fille, de devoir vivre sans la mère qu’ils ont, parce qu’une mère est tout, une mère est un père et une mère, une mère est un ange, une mère est une protectrice, je le sais, ça, je le sais, je l’ai su quand j’ai dû effectuer mon propre accouchement. D’ailleurs, je pense que c’est pour cela que les garçons n’ont pas le droit de tomber enceints, oui, c’est sûr. Parce qu’il faut beaucoup d’amour, un amour sans retour, un amour gratuit, il faut pardonner et pardonner et re-pardonner encore, il faut aimer jusqu’à n’en plus pouvoir, il faut aimer jusqu’à souffrir, il faut savoir qu’on ne met pas au monde des enfants pour les voir partir en premier, c’est ça une mère, alors tant pis pour ceux qui ignorent qu’une femme qui n’est pas une bonne mère ne peut pas être une bonne femme.

Sur la route qui mène à la forêt derrière le Haut-Nkam, ces hautes montagnes où il règne un froid de canard malgré les températures caniculaires des autres régions, sur la route de mon village que j’emprunte pour aller retrouver ma mère et ma grand-mère, il y a un grand lac et beaucoup de petites rivières, il y a même un grand fleuve, et sur ce grand fleuve il y a beaucoup de pécheurs, beaucoup, énormément, à la pelle, il y a des gens qui sont debout sur leur pirogue et qui pagaient sans regarder, ils sont à l’aise, il n’ont pas peur. Même s’ils trébuchent il n’y a pas de problème, ils savent nager, ils sont tous très forts, quand tu regardes leurs muscles tu vois leur transpiration de gladiateurs, tu vois leur front se crisper lorsque les poissons n’obéissent pas aux multiples mouvements de leurs filets, et puis tu te dis que ce sont de sacrées personnes, ces gens, parce que depuis leur enfance ils n’ont jamais connu ce qu’on appelle le mal de mer.

Les gens, ils pensent tout savoir de vous, quand vous leur dites que vous êtes claustrophobe, quand vous leur dites que vous avez peur du noir, quand vous leur dites que vous êtes agoraphobe, quand vous leur faites savoir que vous avez peur de vieillir, quand vous leur faites entendre que vous ne souhaitez pas avoir d’enfant dans votre vie, quand vous leur faites comprendre que vous ne vous sentez pas bien dans votre existence, et cætera, les gens ils pensent tout savoir de vous et de votre personnalité, quand vous leur dites que la vie elle n’est pas injuste pour tout le monde mais surtout qu’elle n’est pas juste, parce qu’il y a bien des gens qui sont capables de naviguer sur une petite pirogue comme ça avec les yeux en l’air et les bras en croix, parce qu’ils n’ont pas le mal de mer, alors que moi ça va bientôt faire dix ans que je n’ai pas revu ma fillette et pourtant, je n’ai toujours pas réussi à m’y faire. »


Ecclésiaste DEUDJUI, ma mère me manque
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